15 juin – Irritation

 

 

Ce n’est pas ce que tu crois.

Et qu’est-ce que je crois ?

Elle a repoussé John, tandis que je traversais la piste. Il s’est retourné, m’a toisé d’un regard noir sinistre. Puis il a souri, histoire de me faire comprendre que je ne représentais en rien une menace pour lui. Il était conscient que je n’étais pas de taille à l’affronter physiquement ; de plus, après que je l’avais surpris dansant avec Lena, il devait considérer que j’étais hors jeu.

Que croyais-je, en effet ?

J’avais deviné que c’était cuit avant même que la chose se produise, la chose qui transforme votre vie à jamais. J’ai eu l’impression que le temps s’arrêtait, alors que, autour de moi, tout continuait à bouger. Ce que j’avais redouté durant tant de mois avait lieu pour de bon. Lena me filait entre les doigts. Et pas à cause de son anniversaire, de sa mère et de Hunting, d’un sortilège quelconque ou d’une agression.

À cause d’un rival.

Ethan ! Tu dois partir !

Je n’irai nulle part.

Ridley s’est interposée, cependant que les autres danseurs se massaient autour de nous.

— Mollo, l’Amoureux. Je me doutais que tu avais du cran, mais, là, tu dérailles.

Elle avait l’air de s’inquiéter, à croire qu’elle ne se fichait pas comme d’une guigne de ma petite personne. Un mensonge, comme tout ce qui la concernait.

— Laisse-moi passer, Ridley.

— Tu n’as rien à faire ici, Courte Paille.

— Navré, les sucettes n’ont aucun effet sur moi. Ni les stratagèmes que John et toi utilisez pour manipuler Lena.

Elle m’a attrapé par le bras, et ses doigts glacés m’ont entamé la peau. J’avais oublié à quel point elle était forte, à quel point elle était froide.

— Ne te comporte pas comme un imbécile, m’a-t-elle admonesté en baissant la voix. Et d’une, tu n’es pas à la hauteur, et de deux, tu as perdu l’esprit.

— Avec toi, nous sommes deux.

Elle a raffermi sa prise.

— Tu vas le regretter. Ta place n’est pas ici. Rentre chez toi avant que…

— Avant que quoi ? Que tu provoques un pataquès encore plus dingue que d’habitude ?

Link m’avait rejoint. Ridley l’a fixé. L’espace d’une seconde, j’ai eu l’impression de distinguer dans ses prunelles une hésitation, une infime étincelle, comme si la vue de Link éveillait une fibre presque humaine en elle, une fibre qui la rendait aussi vulnérable que lui. Mais ça a disparu aussi vite que c’était apparu. N’empêche, Ridley était ébranlée, pas loin de céder à l’affolement. Je l’ai déduit à la manière dont elle a déballé une sucette avant de réussir à s’exprimer.

— Qu’est-ce que tu fous ici, toi ? a-t-elle râlé. Pars, Ethan, et emmène-le avec toi. Allez !

Toute plaisanterie s’était évaporée de ses intonations, et elle nous a poussés le plus fort possible. Je n’ai pas cédé un pouce de terrain.

— J’exige de discuter avec Lena avant.

— Elle ne veut pas de toi ici.

— Il faudra qu’elle me le dise en personne.

Dis-le-moi en face, L.

Cette dernière se frayait un passage parmi les danseurs. John Breed est resté en arrière, ses yeux vrillés sur notre groupe. Je n’avais pas envie d’imaginer les arguments qu’elle avait sans doute déployés pour qu’il ne bronche pas. Qu’elle réglait la situation ? Que ce n’était rien, juste un type qui n’arrivait pas à se remettre d’une rupture ? Un Mortel désespéré incapable de rivaliser avec ce qu’elle avait à présent ?

Lui.

Elle avait John, et il m’avait battu de la seule façon qui comptait : il appartenait à l’univers de Lena.

Je ne m’en irai pas tant que tu ne me l’auras pas dit.

— Nous n’avons pas le temps de délirer, a chuchoté Ridley, sérieuse comme jamais. Tu es en pétard, OK, mais tu ne piges rien. Il te tuera, et tu auras de la chance si les autres ne l’aident pas, histoire de s’amuser un peu.

— Qui donc ? est intervenu Link. Le Bellâtre vampirique ? Te bile pas, on peut s’en charger.

Il mentait, mais il était prêt à aller au tapis, que ce soit pour moi ou pour elle. Ridley a eu un geste impatient de la tête et l’a repoussé un peu plus.

— Non, espèce d’idiot ! Ceci n’est pas un endroit pour les boy-scouts. Tirez-vous !

Elle a voulu lui effleurer la joue. Il l’en a empêchée en lui saisissant le poignet. Ridley était un beau serpent : on ne pouvait la laisser approcher sans courir le risque d’être mordu.

Lena n’était plus qu’à quelques pas de nous.

Si tu ne veux pas que je reste, dis-le-moi en face.

J’étais en partie convaincu que, si nous nous retrouvions suffisamment proches l’un de l’autre, j’arriverais à briser l’emprise, quelle qu’elle soit, que Ridley et John avaient sur elle. Lena s’est arrêtée derrière sa cousine. Si son expression était indéchiffrable, je n’ai pas manqué de remarquer la trace argentée qu’une larme avait laissée sur sa joue.

Dis-le, L. Dis-le ou accompagne-moi.

Ses paupières ont papillonné, et elle a regardé au-delà de moi, là où Liv patientait, au bord de la piste.

— Tu ne devrais pas être ici, Lena. J’ignore ce que Ridley et John te font…

— Personne ne me fait rien, m’a-t-elle coupé. Et je ne cours aucun danger. Je ne suis pas une Mortelle.

Ces derniers mots, alors qu’elle toisait Liv.

Contrairement à elle.

Ses traits se sont assombris, ses cheveux ont bouclé.

— Tu n’es pas comme eux, L.

Les lumières du bar ont clignoté, les ampoules éclairant la piste se sont fracassées, expédiant des gerbes de minuscules étincelles sur nous deux. Les gens, même ceux-là, se sont mis à s’éloigner de nous.

— Tu te trompes. Je suis comme eux. C’est mon univers, ici.

— Nous pouvons en parler, Lena.

— Non. Pas ensemble. Tu ne me connais plus.

Un instant, une ombre a traversé son visage. De la tristesse, peut-être ? Des remords ?

Je regrette que les choses ne soient pas différentes, mais c’est ainsi.

Elle a commencé à reculer.

Je ne peux pas te suivre là où tu vas, Lena.

Je sais.

Tu seras toute seule.

Elle ne s’est pas retournée.

Je le suis déjà, Ethan.

Alors, dis-moi de m’en aller. Si c’est vraiment ce que tu désires.

Elle s’est arrêtée net, a lentement pivoté vers moi.

— Je ne veux pas de toi ici, Ethan.

Elle s’est fondue dans la cohue, loin de moi. Avant que j’aie eu le temps de faire un pas, l’air s’est déchiré, et John Breed s’est matérialisé devant moi, blouson de cuir et tout le tremblement.

— Moi non plus, a-t-il lancé.

— Je m’en vais, mais pas à cause de toi.

Il a souri, ses yeux verts ont brillé.

Tournant les talons, j’ai foncé droit devant, indifférent à l’idée que je risquais d’agacer une créature susceptible de boire mon sang ou de m’obliger à sauter d’une falaise. J’ai avancé parce que, par-dessus tout, je voulais quitter cette boîte. Le lourd vantail a claqué dans mon dos, étouffant la musique, les lumières et les Enchanteurs. Malheureusement, il a été inefficace à étouffer ce que j’avais espéré oublier : l’image des mains de John sur les hanches de Lena, leur danse, ses cheveux noirs s’agitant autour d’elle. Lena dans les bras d’un autre.

 

Je me suis à peine rendu compte du moment où l’asphalte moderne et la saleté se retransformaient en pavés. Depuis combien de temps leur complicité durait-elle ? Que s’était-il exactement passé entre eux ? Les Enchanteurs et les Mortels ne pouvaient pas être ensemble, c’était ce sur quoi insistaient mes visions, comme si le monde magique pensait que je ne l’avais toujours pas compris.

Des bruits de pas ont retenti derrière moi.

— Ethan ? Ça va ?

Liv a posé une main sur mon épaule. Je ne m’étais même pas aperçu qu’elle m’avait suivi. Je me suis retourné, ne sachant que répondre. J’étais dans une rue appartenant au passé, dans un Tunnel d’Enchanteurs, à penser à Lena à la colle avec un mec qui était mon opposé. Un gars qui était en mesure de me prendre tout ce que j’avais quand bon lui semblait. Il me l’avait prouvé cette nuit.

— Je suis désemparé. Cette fille n’est pas Lena. Ridley et John doivent avoir un ascendant quelconque sur elle.

Liv s’est mordu la lèvre avec nervosité.

— Désolée, ça ne va pas te plaire, mais Lena prend ses décisions toute seule.

Elle ne comprenait pas. Elle n’avait pas rencontré la véritable Lena, celle d’avant la mort de Macon, d’avant l’arrivée de John Breed.

— Tu affirmes sans savoir. Tu as entendu tante Marian : nous ignorons quels pouvoirs John détient.

— C’est très difficile pour toi, j’imagine.

Liv assenait ses opinions avec une assurance absolue, alors que ce qui se passait entre Lena et moi n’avait rien d’absolu ni de sûr.

— Tu ne la connais pas…

— Ethan, a-t-elle murmuré, ses yeux sont dorés.

Les mots ont résonné dans mes tympans comme si je nageais sous l’eau. Mes émotions ont coulé comme une pierre, tandis que la logique et la raison luttaient pour remonter à la surface. « Ses yeux sont dorés. » Un détail si infime et pourtant si significatif. Personne ne pouvait la forcer à se vouer aux Ténèbres, personne ne pouvait décider de changer la couleur de ses prunelles.

Lena n’était pas sous influence. Aucun Enchanteur n’usait du don de persuasion pour l’amener à sauter sur la selle de la moto de John. Nul ne l’obligeait à le fréquenter. Elle faisait ses propres choix, et elle l’avait choisi, lui. « Je ne veux pas de toi ici, Ethan. » Les paroles retentissaient encore et encore. Le pire, c’est qu’elle avait été sincère.

J’étais sous l’emprise d’une lenteur brumeuse, incapable d’accepter la réalité.

Liv m’a contemplé de son regard bleu, l’air soucieux. Tout ce bleu avait quelque chose d’apaisant – ce n’était ni le vert d’un Enchanteur de la Lumière, ni le noir d’un Incube, ni le doré d’un Enchanteur des Ténèbres. Liv était différente de Lena de la façon la plus flagrante qui soit. C’était une Mortelle ; elle ne deviendrait ni Lumière ni Ténèbres, ne s’enfuirait pas avec un mec à la force surnaturelle qui était en mesure de boire votre sang ou de vous voler vos rêves durant votre sommeil. Liv suivait une formation de Gardienne, mais, lorsqu’elle en serait une, elle se bornerait à observer. Comme moi, elle n’appartiendrait jamais entièrement à l’univers des Enchanteurs. Un monde dont, en cet instant, je désirais m’éloigner le plus possible.

— Ethan ?

Je n’ai pas répondu. Écartant une de ses mèches blondes, je me suis penché, mon visage à quelques centimètres du sien. Elle a respiré doucement, nos lèvres si proches que j’ai senti le souffle de son haleine et humé le parfum de sa peau, des effluves de chèvrefeuille au printemps. Il émanait d’elle une odeur de thé glacé et de vieux livres, à croire qu’elle avait toujours été là.

J’ai passé mes doigts dans ses cheveux, les retenant prisonniers sur sa nuque. Sa peau était douce et tiède, une peau de Mortelle. Il n’y a pas eu de décharge électrique, pas de choc. Nous pouvions nous embrasser aussi longtemps que nous le souhaitions. En cas de dispute, je ne serais pas témoin d’une inondation, d’un ouragan ni même d’un orage. Je ne la retrouverais pas collée au plafond de sa chambre. Les fenêtres ne voleraient pas en éclats. Les feuilles d’examen ne prendraient pas feu.

Elle a tendu le cou, dans l’attente d’un baiser.

Elle me désirait.

Pas de citrons ni de romarin, pas de prunelles vertes ni de boucles brunes. Des yeux bleus et une chevelure blonde…

Je ne me suis pas rendu compte que je Chuchotais, que je m’adressais à une absente.

J’ai reculé si vivement que Liv n’a pas eu le temps de réagir.

— Pardon, je n’aurais pas dû.

— Pas de problème, a-t-elle répondu d’une voix tremblante en posant sa paume sur sa nuque, à l’endroit où, quelques instants plus tôt, mes mains avaient reposé.

Pourtant, il y en avait un, de problème. J’ai vu défiler les émotions dans ses yeux : déception, gêne, regrets. Elle avait les joues rouges et fixait le sol.

— Rien de grave, a-t-elle menti. Tu es bouleversé à cause de Lena, je comprends.

— Liv, je suis…

La voix de Link a interrompu mes tentatives d’excuses.

— Jolie sortie, mec ! Et merci de m’avoir laissé tomber. (Il avait pris un ton léger, ce qui ne m’a pas empêché de deviner qu’il était à cran.) Au moins, ton chat m’a attendu.

Effectivement, Lucille trottinait avec décontraction derrière lui.

— Comment est-elle arrivée ici ?

Me penchant, je lui ai gratté la tête, et elle a ronronné. Liv a détourné le regard.

— Va savoir ! Ce félin est aussi taré que tes grands-tantes. Elle t’a suivi, j’imagine.

Nous sommes repartis. Même Link a perçu la tension du silence.

— Alors, qu’est-ce que t’en penses ? Lena sort avec le Bellâtre vampirique ou quoi ?

Je n’avais pas envie de repenser à l’événement, mais j’ai deviné qu’il s’efforçait lui aussi de se changer les idées. Ce n’était plus seulement dans la peau qu’il avait Ridley, c’était partout. Si Liv nous devançait un peu, elle n’en tendait pas moins l’oreille.

— On dirait bien, ai-je marmonné.

Inutile de le nier.

— Le Cachot devrait être droit devant, a annoncé l’Anglaise.

Elle a failli trébucher sur un pavé. Nos relations allaient être délicates, dorénavant. Combien de choses un mec pouvait-il fiche en l’air en une seule journée ? J’avais sûrement établi un record dans ce domaine.

— Je suis désolé, mec, a dit Link en posant une main compatissante sur mon épaule. Ça fait vraiment…

Liv s’est arrêtée si brusquement que ni lui ni moi ne nous en sommes aperçus. Link lui est rentré dedans.

— Hé, MJ ! a-t-il rigolé en lui filant un coup de coude amical. Qu’est-ce qui te prend ?

Elle n’a pipé mot ni bougé, cependant. Lucille s’était elle aussi pétrifiée sur place, le poil hérissé, les prunelles fixes. J’ai suivi son regard. Une ombre rôdait dans la ruelle, planquée sous une arche de pierre. Elle n’avait pas de forme, brouillard épais et instable. Elle était drapée dans une sorte de tissu, un linceul ou une cape. Bien qu’elle soit dénuée d’yeux, j’ai senti qu’elle nous observait.

— Que diable… a bougonné Link en reculant d’un pas.

— Chut ! a sifflé Liv, blême. N’attire pas son attention.

— Trop tard, à mon avis, ai-je murmuré.

La chose, quelle qu’elle soit, se rapprochait de nous. Sans réfléchir, j’ai pris la main de Liv. Elle bourdonnait, et je me suis rendu compte que ce n’était pas sa main, mais l’engin attaché à son poignet. Tous les cadrans s’affolaient. Liv l’a examiné, allant jusqu’à le détacher pour mieux lire.

— Les indications sont incompréhensibles, a-t-elle lâché.

— Je croyais que c’était une blague ?

— Ça l’était. Au début.

— Et maintenant ? Qu’est-ce que ça signifie ?

— Aucune idée.

Elle n’arrivait pas à s’arracher à la contemplation de son sélenomètre. Entre-temps, l’ombre ne cessait de progresser dans notre direction.

— Pardon de te déranger alors que tu t’intéresses autant à ta montre, mais c’est quoi, ce truc ? Un Diaphane ?

Elle a relevé la tête. Sa main tremblait dans la mienne.

— J’aurais préféré. Il s’agit d’une Ire. Je n’en ai rencontré que dans les livres. Je n’en ai jamais vu et j’espérais bien que ça n’arriverait pas.

— Formidable. Et si on se sauvait et qu’on reparlait de ça plus tard ?

Le sas était en vue, mais Link tournait déjà les talons, prêt à tenter sa chance avec les Enchanteurs des Ténèbres et les créatures hantant l’Exil.

— Ne cours pas, lui a conseillé Liv en le retenant par le bras. Elles peuvent Voyager, disparaître et se matérialiser plus vite que tu ne clignes des paupières.

— Comme les Incubes.

— Oui. Ça explique peut-être pourquoi nous avons croisé autant de Diaphanes à l’Exil. Ils réagissaient sans doute à une sorte de turbulence dans l’Ordre des Choses. Et cette Ire en est certainement responsable.

— Explique-toi, s’il te plaît. Explique-toi clairement !

Link était à deux doigts de paniquer.

— Les Ires appartiennent à la cohorte démoniaque, a expliqué Liv d’une voix frémissante, au Monde Souterrain. Ce sont les êtres les plus proches du mal absolu, que ce soit dans l’univers des Enchanteurs ou dans celui des Mortels.

L’ombre continuait de se déplacer lentement, comme poussée par le vent. Elle n’approchait plus, cependant, l’air d’attendre quelque chose.

— Ce ne sont pas des Diaphanes, des fantômes pour reprendre vos mots. Elles n’ont pas de réalité physique, à moins de posséder un vivant. Elles ne peuvent sortir du Monde Souterrain que convoquées par quelqu’un de très puissant et pour accomplir les tâches les plus ténébreuses qui soient.

— Hé, je te rappelle qu’on est sous terre, a lancé Link qui ne quittait pas l’Ire des yeux.

— Rien à voir avec le Monde Souterrain dont je te parle.

— Qu’est-ce que cette chose nous veut ? a demandé Link en risquant un coup d’œil le long de la rue pour calculer mentalement la distance nous séparant de l’Exil.

L’Ire a bougé, se dissipant en particules de brume avant de reprendre la forme d’une ombre.

— Je crois que nous n’allons pas tarder à le découvrir, ai-je marmonné.

Soudain, le brouillard noir s’est rué en avant, pareil à des mâchoires béantes, en émettant un cri perçant indescriptible, aussi féroce et menaçant qu’un rugissement, aussi terrifiant qu’un hurlement. Lucille a craché, les oreilles aplaties sur son crâne. Le bruit a forci, et l’Ire a reculé, se cabrant comme si elle s’apprêtait à attaquer. J’ai jeté Liv au sol en tentant de la défendre de mon corps. Je me suis protégé la nuque comme si j’avais affaire à un grizzli plutôt qu’à un démon destructeur.

J’ai pensé à ma mère. Avait-elle, au moment de mourir, ressenti ce que je ressentais en cet instant ?

J’ai pensé à Lena.

Le braillement est monté crescendo, brusquement interrompu par un autre son, une voix familière. Qui n’était ni celle de ma mère, ni celle de Lena, cependant.

— Démon noir du Diable, soumets-toi à Notre volonté et quitte ces lieux !

Levant les yeux, je les ai vus debout derrière nous, sous un réverbère. Elle brandissait devant elle, comme un crucifix, un collier de perles et d’osselets, et eux étaient rassemblés autour d’elle, lumineux, les prunelles résolues.

Amma et les Grands.

Je ne peux expliquer l’effet produit par le spectacle qu’offraient ma gouvernante et cette armée d’esprits, ses ancêtres sur quatre générations, suspendus au-dessus d’elle comme d’anciens portraits en noir et blanc. Pour l’avoir rencontrée dans mes visions, j’ai reconnu Ivy à la peau noire luisante, habillée d’un corsage et d’une jupe en calicot. Elle était cependant plus intimidante que lors de mes hallucinations, battue en termes de férocité par une seule autre Grande qui se tenait à sa droite, une main sur l’épaule de la cuisinière. Une bague ornait chacun de ses doigts, et elle était vêtue d’une longue robe qui semblait avoir été façonnée à partir de foulards en soie. Un oiseau minuscule était brodé au niveau de son omoplate. J’avais devant moi Sulla la Prophétesse. En comparaison, Amma avait des allures de dame patronnesse enseignant le catéchisme. Il y avait deux autres femmes, sans doute tante Delilah et Sister, ainsi qu’un vieil homme, le visage tanné par le soleil, debout à l’arrière et doté d’une barbe à faire pâlir d’envie Moïse. Oncle Abner. J’ai regretté de ne pas avoir de whisky à lui offrir.

Les Grands ont resserré leur cercle autour d’Amma, répétant à l’envi l’incantation en Gullah, la langue originelle de la famille. Amma, elle, l’entonnait en anglais à l’adresse du ciel tout en agitant ses perles et ses os.

— De la Vengeance et du Courroux, Scelle le Suspendu, Hâte son chemin.

L’Ire a grimpé encore, brume ombreuse tournoyant au-dessus d’Amma et des Grands. Ses hurlements étaient assourdissants, mais Amma ne bronchait pas. Elle a fermé les paupières et a forci la voix à l’égal du cru démoniaque.

— De la Vengeance et du Courroux, Scelle le Suspendu, Hâte son chemin.

Sulla a brandi son bras chargé de bracelets, faisant rouler entre ses doigts un bâton orné de dizaines de charmes minuscules. Ôtant sa main de l’épaule d’Ivy, elle l’a posée sur celle d’Amma, tandis que sa peau translucide irradiait dans l’obscurité. À l’instant où elle touchait sa descendante, l’Ire a poussé un ultime cri étranglé avant d’être aspirée par le néant du ciel nocturne.

— Je vous remercie infiniment, a dit Amma en se tournant vers les Grands.

Ils se sont volatilisés comme s’ils ne s’étaient jamais trouvés là.

 

Il aurait mieux valu pour moi que je m’éclipse avec eux, car un seul regard d’Amma a suffi pour que je devine qu’elle ne nous avait sauvés que pour mieux nous massacrer. Nous aurions eu plus de chances face à l’Ire. Elle bouillait tout en nous toisant, Link et moi, ses deux cibles principales.

— I.R.R.I.T.A.T.I.O.N., a-t-elle décrété en nous attrapant par le col comme si elle avait eu la force de nous jeter dans le Cachot d’une seule poussée. Autrement dit, colère. Agacement. Courroux. Faut-il que j’en rajoute ?

Nous avons secoué la tête.

— Ethan Lawson Wate, Wesley Jefferson Lincoln, j’ignore ce que vous pensiez avoir à faire dans ces Tunnels, a-t-elle tempêté en tendant un index osseux vers nous. Vous n’avez pas deux sous de jugeote, et pourtant vous vous croyez assez malins pour affronter les forces des Ténèbres.

Link a tenté de se justifier. Grossière erreur.

— Nous n’essayions pas de lutter contre les forces des Ténèbres, Amma. Nous voulions juste…

Amma a avancé, son doigt à deux centimètres des yeux de mon pote.

— Tais-toi ! Quand j’en aurai terminé avec toi, tu regretteras que je n’aie pas raconté à ta maman ce que tu as fabriqué dans ma cave durant tout l’été de tes neuf ans.

Effondré, Link a reculé jusqu’à heurter le mur derrière lui, juste à côté du Cachot. Amma l’y a suivi pas à pas.

— Cette histoire est aussi triste qu’un jour sans pain est long, a-t-elle ajouté avant de se tourner vers Liv. Et toi, tu étudies pour devenir Gardienne, mais tu n’as pas plus de bon sens qu’eux. Avec tes connaissances, tu laisses ces garçons t’entraîner dans cette dangereuse aventure ! Je te garantis que tu n’as pas fini d’avoir des ennuis avec Marian.

Liv s’est tassée sur elle-même. Mon tour est venu.

— Toi… toi ! (Amma était tellement furieuse qu’elle gardait les dents serrées.) Tu crois donc que je ne sais pas ce que tu mijotes ? Tu crois que, parce que je suis une vieille femme, tu peux m’entourlouper ? Tu aurais besoin de trois vies avant de réussir à me vendre un radeau qui ne flotte pas. Il a suffi que Marian me dise que vous étiez ici pour que je vous trouve.

Je ne lui ai pas demandé comment elle s’y était prise. Os de poulet, tarots, les Grands – elle avait ses propres ficelles. Amma était ce qui se rapprochait le plus d’une créature surnaturelle sans en être une.

Je me suis gardé de résister, adoptant l’attitude qui s’impose pour contrer l’attaque d’un chien : ne pas croiser son regard, garder la tête basse et la boucler. Je me suis mis à marcher, Link à mon côté ne cessant de jeter des coups d’œil à Amma. Liv suivait lentement, confuse. Si elle n’avait pas prévu une rencontre avec une Ire, Amma était plus qu’elle n’était capable d’en supporter.

Cette dernière claudiquait derrière nous en marmonnant, soit pour elle-même, soit au bénéfice des Grands. Les ossements cliquetaient contre les perles.

— Tu crois que tu es le seul à pouvoir jouer les enquêteurs ? Pas la peine d’être un Enchanteur pour deviner que vous êtes des idiots. Pourquoi penses-tu qu’on m’appelle Voyante ? Parce que je vois les ennuis dans lesquels tu es sitôt que tu t’y fourres.

Elle secouait encore la tête quand elle s’est enfoncée dans le Cachot. Sa robe n’avait pas une tache de boue ni un faux pli. Ce qui nous avait semblé être un terrier de lapin quand nous étions descendus était à présent un large escalier, à croire que le passage s’était agrandi, par respect pour la seule Mlle Amma.

— S’en prendre à une Ire ! Comme si une journée avec ce petit ne suffisait déjà pas à m’épuiser !

Elle reniflait à chaque pas, et ça a duré tout le trajet. En chemin, nous avons déposé Liv. Link et moi ne nous sommes pas arrêtés. Nous ne tenions pas à être trop près de ce doigt ou de ces perles.

17 Lunes
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